11 mars 2014

tas haillons écuelles chiens fidèles


PAYSAGE AVEC MENDIANTS

Les bonnes gens se demandent pourquoi
Entre leurs yeux et la fleur du nard,
Les mendiants placent un tas de haillons.
S'ils se voient privés de leur part de manne,
C'est pour leur farouche habitude
De blesser le paysage et le regard.
Plus anciens que leur métier,
Les mendiants viennent d'antiques catacombes
Ou de cathédrales reculées qui dressent leurs coupoles
Entre hospices et hôpitaux.
En passant, ils blessent, ils rendent malades le paysage
Et les gens s'écartent à leur passage
Comme s'ils séparaient en deux une mer
Qu'ils teignent de reproches et de jérémiades.
Un cortège de parfum et un cortège de chiens
Suivent ces hordes misérables. Les maires
Les regardent d'un oeil humide
Remuer une soupe épaisse comme de la lave.
Pour les prêtres ils sont l'aliment précieux
D'un royaume d'un autre monde
Et ils décrivent les carrières de l'Enfer,
Même s'ils semblent l'habiter depuis toujours.
Ils sont d'une autre race, d'un autre pays,
Les mendiants sont d'obscurs étrangers
Qui vivent aux frontières invisibles du langage.
Entre eux et nous, une pièce de monnaie nous raille,
Sombre commerce de pénuries
Sous la tente de verroteries d'un parent de Dieu.
Les jours fériés, ils scutent des navires fantômes :
Ils ne trouvent pas à qui tendre leurs paillasses et leurs écuelles
Et ne font qu'entasser sur les parvis des miettes de miracles.
Il y a de l'épouvantail dans leur métier,
De la fauconnerie dans leurs yeux,
Dans leur manière de regarder le pain des pigeons.
Un homme ivre et contrit m'a dit à la sortie du bar:
On pourrait les envoyer à la guerre, servir de barricades.
Les mendiants ne savent pas où aller
Quand on nous ordonne de claquemurer les ombres estropiées.
Les guides, pour ne pas inquiéter les touristes,
Les montrent comme les figurants
D'un film qu'on tourne dans les rues.
Peut-être sont-ils sortis d'un mauvais rêve, d'une usine,
D'un dock, d'une mine, d'une maison usurpée.
Ils rapportent du mauvais rêve le regard farouche du fuyard,
Ils gardent de l'usine une couleur de prisonnier,
Des docks le défaut de porter des ballots de néant,
De la mine des yeux durs et pugnaces,
De la maison usurpée un écho venu des terres de Personne.
Railleries et moqueries, deux chiens fidèles, les accompagnent.

Juan Manuel ROCA, Bible des pauvres, p. 59-61, Myriam Solal 2010.

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