18 janvier 2014

démo CRA quoi? SSIE ! [profond lobotomique]


Si l'on peut rendre les questions sensibles de gouvernance suffisamment ennuyeuses et obscures, les officiels n'auront plus besoin de les dissimuler car, sauf à être directement concerné, personne n'y prêtera attention pour causer des ennuis. Personne ne prêtera attention car personne ne s'y intéressera à cause, plus ou moins à priori, de l'ennui monumental de ces questions. Que l'on déplore cette découverte pour son effet corrosif sur l'idéal démocratique ou qu'on l'encense pour son amélioration de l'efficacité gouvernementale, tout dépend, semble-t-il, du camp de chacun dans le grand débat idéaux vs efficacité évoqué p. 108-109, avec pour résultat une nouvelle boucle alambiquée mais je n'abuserai pas de votre patience en essayant d'en tracer les contours ou de la battre tant qu'elle est chaude. Pour moi, en tout cas avec le recul, en effet la vraie question intéressante est pourquoi l'ennui se montre-t-il une barrière si efficace contre l'attention. Pourquoi l'ennui nous répugne-t-il. Peut-être car l'ennui est intrinsèquement douloureux; c'est peut-être de là que viennent les expressions "ennui mortel" ou "ennui insupportable". Mais il pourrait y avoir autre chose. Peut-être l'ennui est-il associé à la douleur psychique car ce qui est ennuyeux ou opaque ne se révèle pas assez stimulant pour distraire les gens d'une autre sorte de douleur, plus profonde, toujours présente ne serait-ce qu'en bruit de fond, et que la plupart d'entre nous emploient presque tout leur temps et leur énergie à tenter de ne pas éprouver, ou en tout cas ne pas éprouver directement ou sciemment. Il est vrai que tout cela est assez flou et difficile à aborder de manière abstraite… mais quelque chose doit se cacher derrière la musique d'ascenseur des endroits assommants ou pénibles, tout comme aussi maintenant derrière les télés dans les salles d'attente, aux caisses des supermarchés, dans les terminaux d'aéroports, à l'arrière des 4x4. Walkmen, iPods, BlackBerries, téléphones attachés à nos têtes. La terreur du silence sans rien nous distraire. Je refuse de penser que quiconque soit vraiment convaincu que la prétendue "société de l'information" dans laquelle nous vivons ne concerne que l'information. Tout le monde sait qu'elle repose sur toute autre chose, tout au fond. L'idée qui intéresse ces mémoires est que j'ai appris, pendant mon temps dans le Service, quelque chose de l'ennui, l'information et la complexité inutile. Sur la négociation de l'ennui comme on négocie un terrain, avec son relief et ses forêts et ses terrains vagues à perte de vue. J'en ai appris l'étendue et les délices au cours de mon année de pause. Et depuis lors j'ai remarqué, au travail, dans les loisirs et dans les moments entre amis ou même dans l'intimité de la vie familiale, que les êtres vivants ne parlent pas beaucoup de l'ennui. Dans ces zones de la vie qui sont et doivent être ennuyeuses. Pourquoi un tel silence ? Peut-être car le sujet est en lui-même ennuyeux… et voilà qui nous ramène à notre point de départ, ce qui est bien fastidieux et agaçant. A mon avis, pourtant, il pourrait y avoir autre chose… beaucoup d'autres choses, juste sous notre nez à tous, invisibles du fait de leur taille.

in David Foster WALLACE, Le Roi pâle, p. 110-112, Au Diable Vauvert 2012.


(lignes soulignées par la rédaction)

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